Renate Rabus
Née à Niedergösgen le 5 mai 1950
Mariée à Alex le 16 mars 1973
Naissance de Till : 6 septembre 1975
Naissance de Leopold : 31 octobre 1977
R comme Renate
Séverine Cattin, historienne de l’art
Portrait sous forme d’abécédaire
Né d’une série d’entretiens réalisés durant l’été 2015, le portrait de Renate Rabus a pris la forme d’un abécédaire car il correspondait, malgré l’apparente rigueur due à son format alphabétique, à l’esprit d’ouverture souhaité pour cet essai biographique. C’est ainsi que – d’ Adèle à Zut – ce portrait se décline en vingt-six thèmes choisis par l’artiste. Elle y aborde idées, souvenirs et inspirations, mais également des questions plus personnelles, par exemple lorsqu’elle parle de sa mère Adèle, de ses enfants ou de la mort. La forme choisie laisse libre cours à son discours, respectant aussi bien la structure et la longueur des propos que les surprises issues du dialogue qui s’est instauré entre nous. A la fois intime, sincère, drôle ou émouvant, cet abécédaire est à l’image de Renate Rabus offrant un portrait unique de cette artiste aux multiples facettes.
D’Adèle à Zut
A comme Adèle
” C’est le prénom de ma mère. Elle a sans doute contribué à ma créativité artistique à travers les travaux manuels qu’elle faisait, comme la couture et le tricot, ou les habits qu’elle confectionnait pour nous. Malheureusement, avec le temps, ma mère a sombré dans une dépression. Elle semblait souvent ailleurs, triste ou absente. Elle a marqué mon enfance et continue de marquer ma vie aujourd’hui.
Deux broderies lui sont dédiées : Mutterglück ainsi qu’un portrait. ”
B comme Broderie
” C’est ma passion. Depuis toute petite, ma mère me donnait des choses à broder. Elle achetait du lin, ainsi que différents tissus pour ses trois filles. Je me souviens d’une tapisserie murale, dont elle avait copié une partie que je devais reproduire. C’était un motif floral en bleu et blanc. Malgré le manque de créativité de l’exercice et déjà très obstinée, je l’avais fini. J’apprenais à bien faire.
Petite fille, j’allais souvent chez mes grands-parents qui habitaient dans un village paysan, où tous les habitants tissaient des rubans de soie pour la ville de Bâle 1
. Visiter ces maisons avec leurs métiers faits de fils de couleurs extraordinaires, quelle aventure ! On me donnait des petits restes avec lesquels je bricolais des choses pour mes poupées.
Cette expérience a contribué au développement de mon imagination. ”
1
Le tissage de rubans était une industrie importante ; en 1988, la dernière fileuse de soie à domicile a rangé son métier, et la dernière fabrique a fermé ses portes en 2004. En 1670, le Conseil de Bâle autorise les métiers à navettes multiples ce qui permet une industrialisation précoce de la région. Les Bâlois fabriquent à domicile des rubans de soie sur ce type de métier ; ils sont organisés en Verlagssystem (manufacture dispersée) et travaillent pour un entrepreneur de Bâle. Référence : www.lebendigetraditionen.ch
C comme Couture
” A dix-huit ans, je cousais tous mes habits. La mode m’a toujours intéressée. Attirée par les vêtements, je me souviens que les créations de Ungaro et Christian Lacroix me faisaient particulièrement rêver. D’ailleurs j’ai toujours conservé ma première robe, que j’avais confectionnée assortie à son sac à main. Conjointement, plusieurs pièces au crochet et en tricot vinrent garnir mon trousseau.
Puis la perspective de notre première exposition familiale 2
m’a inspiré la création de trois robes, des réalisations spéciales. La première est une robe de mariée intitulée Carrousel, car elle représente un carrousel brodé et des chevaux en 3D. Le tout suivi d’une longue traîne portée par deux petits singes sur roulettes 3
. La seconde est une robe jardinière. Elle a la forme d’un arrosoir ; le chapeau est un seau rempli d’accessoires de jardinage et les chaussures sont des escargots. La troisième est la robe Champagne, qui fait honneur à un champagne rosé bio qu’on aimait, du nom de Ruffin, brodée de grappes de raisin en relief. Le chapeau se compose d’un plateau et de ses flûtes. ”
2
En 2006, à la Galerie des Amis des Arts, à Neuchâtel.
3
Cette œuvre appartient au Musée d’art et d’histoire de Neuchâtel (MAHN).
D comme Dentiste
” Dès l’âge de seize ans, je rêvais d’être décoratrice de vitrine, couturière ou styliste. Mais mon père m’avait trouvé une place chez un dentiste comme aide-dentaire. Une fois le diplôme en poche, je n’ai jamais travaillé dans ce domaine.
Cette époque est importante car elle correspond à mes premières rencontres avec des artistes. Comme je suivais cet apprentissage à Aarau, j’ai eu l’occasion d’y découvrir une ambiance et un milieu dont je ne soupçonnais pas l’existence : celui des peintres, des sculpteurs, des musiciens. Nous fréquentions les mêmes lieux.
Cette révélation d’un ’ autre monde ’ a confirmé mon intérêt pour l’art en général. C’était étonnant, car avec mes parents, on n’allait jamais au musée. Pourtant, avec ma sœur, nous étions attirées par cet univers mystérieux. Cette période est également synonyme de libération, une émancipation qui s’est d’ailleurs poursuivie lorsque je suis venue à Neuchâtel quelques années plus tard pour y travailler et apprendre le français. ”
E comme Enfants
” Ce sont des amours…
Tout comme mes petits-enfants, et la famille en général. Ils m’apportent un grand bonheur.
Mon mari, Alex et nos grands enfants : Till et Léopold sont artistes peintres. Tout naturellement, nous exposons parfois les quatre sans le moindre problème d’ego ; nos styles sont très différents. Ces événements nous font voyager, changer de décor et nous obligent à nous confronter au regard des autres. Le montage d’une exposition à plusieurs est un exercice toujours imprévisible et palpitant !
On est bien ensemble, nous sommes une famille unie.
L’éducation, la confiance, le respect des autres et de la vie sont des valeurs très chères à mes yeux. ”
F comme Fil
” Le contact avec le fil est un plaisir. Pour les insectes par exemple, je demande à un forgeron de réaliser le squelette de chaque animal en fil de fer. Puis, c’est en mixant papier, scotch de carrossier, colle de poisson et farine de bois que mes sculptures commencent à prendre forme. Je me sers ensuite de vieux draps et couds mes fonds à la machine pour couvrir les structures. La broderie vient par dessus. En jouant avec des bobines de différentes couleurs, les nuances semblent infinies. Enfin, s’ajoutent d’autres matériaux, comme des perles, du fil doré, argenté, du lin, du coton, du polyester, mais aussi des cheveux, des poils ou de la ficelle. ”
G comme Gastronomie
” Cuisiner et recevoir des convives est une fête, mais aussi un défi : celui du respect et du plaisir. J’utilise la plupart du temps des produits locaux et de saison, en provenance si possible de mon cher jardin. La gastronomie fait partie de la vie. Tout comme le vin. Associer les bons produits avec les bons vins est tout un art.
Cela contribue aussi à une prise de conscience : si nous voulons continuer à manger, et de préférence bien manger, il faut cesser d’empoisonner et d’épuiser la terre ! Elle se montre bien plus généreuse et surprenante lorsqu’on apprend à la connaître et à la respecter. ”
H comme Haute-contre
” Les voix masculines, dont la tessiture est proche de celle des femmes, me touchent étrangement. D’ Alfred Deller à Philippe Jaroussky, ils sont de plus en plus convaincants ! ”
I comme Insectes
” On les méprise. On les élimine parce qu’on ignore à quoi ils servent, c’est souvent ainsi avec les humains ! Paresseux, ils préfèrent écraser ce qu’ils ne connaissent pas au lieu d’observer et apprendre pour comprendre. Les insectes font partie d’une chaîne. C’est pourquoi je les brode en grand. Il faut les agrandir pour qu’on les voie. ”
J comme Jardin
” C’est un monde qui change tout le temps. Son caractère éphémère participe à l’émerveillement qu’il génère, tout comme il est le théâtre de drames existentiels. Empreint d’un aspect mystique plus fort que tout, il m’apporte foi et croyance en la vie à travers la diversité des fruits, des petites et grandes choses qu’il fait naître. Grâce à ma serre, je cultive toutes sortes de légumes et on a de tout jusqu’en hiver. En plus, il en résulte des confitures, des gelées, des sorbets, du sirop et même des conserves. ”
K comme Kandinsky
” Sa peinture me fascine, particulièrement celle des années 1910 - 15, d’avant la Révolution de 1917. Surtout ses couleurs, mais aussi par ce qu’il suggère à travers ses toiles, comme ce train qui sort du brouillard… Il fait également écho à la culture russe que j’aime beaucoup, à l’architecture et à la musique folklorique notamment.
Mais aujourd’hui tout cela me semble devenu vulgaire, pollué, mondialisé ! ”
L comme Lin
” A l’image de mon triptyque, composé de trois pièces intitulées Solitude, Rencontre et Séparation. Ces broderies sont réalisées uniquement en lin à partir des fils de mes draps. J’avais créé ce triptyque pour un concours à Paris dont l’œuvre ne devait être faite que de lin. Il était intéressant d’utiliser l’intimité d’un drap et d’en faire l’unique matériau de la broderie.
J’ai probablement été inspirée par une artiste découverte, à l’époque, à la Collection de l’Art Brut à Lausanne et qui avait créé sa robe de mariée avec les fils de ses draps. Cette histoire est magnifique, tellement poétique ! Car, on aspire tous au bonheur. Et à sa façon, elle y était arrivée en travaillant à la création de sa robe tout au long de sa vie et jusqu’à sa mort. ”
M comme Mort
” On y pense de plus en plus souvent. La mort, l’âge, les maladies. C’est dur et brutal. Depuis quelque temps, on perd de nombreuses personnes que nous avons côtoyées et aimées. Je vois la vie différemment aujourd’hui. Avec plus de philosophie et de fatalisme, une façon d’accepter ce qui arrive pour oser continuer son chemin. ”
N comme Notes
” De musique évidemment. J’ai d’abord commencé le chant mais je n’étais pas très douée.
Toute ma vie a été rythmée par la musique. Elle m’a toujours accompagnée, me rappelant les émotions et les rencontres importantes.
Comme Alex, j’écoute toujours de la musique en travaillant. Hier, c’ était les Rolling Stones par exemple.
Mais j’aime aussi les musiques baroques, romantiques, les impressionnistes comme Debussy ou Ravel et dans un autre registre, les folklores de l’Est. ”
O comme Oser dire : ’’ Non ! ’’
” C’est difficile ! C’est un apprentissage continu !
Même si aujourd’hui ça va un peu mieux, ça me travaille encore parfois la nuit quand j’aurais dû dire ’non’ dans telle ou telle circonstance et que je ne l’ai pas fait. C’est encore difficile de franchir le pas ! Mais on s’améliore avec le temps.
Cela vient de l’éducation, chez nous, on n’osait pas blesser les autres. ”
P comme Père
” Il était aussi égocentrique que ma mère… D’où une totale incompatibilité. ”
Q comme Quatre Saisons
” C’est le titre d’une série d’œuvres brodées qui illustre chaque partie de l’année. A mes yeux, les saisons sont le reflet, le symbole des phases qui régissent le cycle de tout ce qui vit. Elles représentent aussi les quatre concertos pour violon de Vivaldi, une musique intemporelle. ”
R comme Rabus
” Enfin, Alex, mon mari, rencontré à l’âge de dix-neuf ans au café du Théâtre à Neuchâtel. La première fois, dans son atelier à Colombier, j’ai tout de suite été impressionnée par ce qu’il faisait. On était les deux des naufragés en amour. Pourtant, dès le début, Alex était extraordinaire. Il m’a aidée à devenir moi-même. Aussi étrange que cela puisse paraître, il m’invitait à le retrouver le soir mais lorsque j’arrivais à l’atelier, il n’avait pas fini de peindre. Alors il me donnait un crayon ou un stylo et me disait de faire des dessins en l’attendant. C’était à la fois déstabilisant et intéressant. On pourrait en parler longtemps, mais en résumé, ce que j’ai aimé avant tout chez Alex, c’est qu’il me laisse libre. Il était plus fou que mes autres prétendants, tout en étant à mes yeux unique et indépendant. Il m’a offert une liberté qui m’a permis de découvrir ce que j’avais en moi. ”
S comme Sœurs
” J’en ai deux : Rita et Marianne, plus un frère artiste peintre : Heinz. Les circonstances ont fait que Marianne et moi vivons l’une près de l’autre au point que nous sommes devenues complémentaires. Marianne, ma petite sœur, à la fois plus raisonnable et plus audacieuse, fait partie de mon âme. Depuis toutes petites, on a toujours été très proches. Des jeux que l’on faisait ensemble jusqu’à nos rencontres avec des artistes et nos préoccupations concernant notre mère. Aujourd’hui, on se téléphone encore toutes les semaines. Elle possédera toujours une place privilégiée dans ma vie. ”
T comme Tableau, Tapisserie, Taureau, Textile
U comme Ubiquité
” Je suis partout à la fois et n’aime pas être longtemps à la même place. Il me faut de nombreuses activités quotidiennes. Ce n’était pas comme ça entre vingt et quarante ans, mais plus j’avance en âge, plus j’ai la bougeotte. ”
V comme Vin
” C’est passionnant de suivre les goûts des vins, de sentir une sorte d’équilibre, déjà en bouche, puis à travers l’effet qu’il provoque. Ce n’était pas une tradition chez mes parents. J’aime me délecter et partager cette euphorie avec mes convives. ”
Mais aussi comme Vélo
” Mon moyen de déplacement. C’est une invention magnifique. ”
Et comme Vérité
” C’est vraiment très important pour moi que les gens soient sincères. J’apprécie énormément la franchise. Même si c’est parfois dur à entendre, cela fait toujours du bien. Avec Alex, on s’est toujours tout dit. Au début, je n’étais pas forcément transparente par crainte de faire du mal à l’autre. Mais tout se sait toujours, tôt ou tard. Donc il vaut mieux se dire les choses et demander pardon si nécessaire. ”
Et puis aussi comme Vanité et Vivaldi
W comme Winterreise
” Comme celui de Schubert qui m’enchante depuis longtemps. Après avoir interprété quelques lieder, j’ai préféré les broder. A dix-neuf ans, on ne comprend pas la même chose qu’à soixante. Au début, c’était du romantisme. Aujourd’hui, avec l’expérience je ressens quelque chose de plus profond. Plus on vieillit, plus on sait que le temps est court. La vie est une boucle qui se referme. Et après ? Chaque chant est une recherche sur soi. Il y en a 24. J’en ai brodé 11 et espère les finir avant de m’en aller. J’y intègre depuis peu des oiseaux morts provenant de mon jardin.
Un jour, Alex m’a ramené un rat qu’il a trouvé écrasé au bord de la route. Je l’ai alors fait sécher, puis je l’ai enduit de ’ capaplex ’ 4
. Il était vraiment dégueulasse et pourtant, en le brodant, il devenait émouvant. Il semblait figé par la mort dans un cri de souffrance. Je l’ai aimé de plus en plus, au point qu’il semble avoir une deuxième vie maintenant. Un poisson a été également ’ immortalisé ’. Ayant reçu une peau de saumon d’une amie, je suis allée chercher une queue et une tête chez le poissonnier pour la compléter.
Elles ont aussi été mises à sécher sur la terrasse avant d’être brodées. C’est ma dernière création et elle a intégré la série de natures mortes. ”
4
Produit acrylique laiteux qui devient transparent et qui empêche la décomposition.
X comme eX-Voto
” En lisant un livre sur les saintes, j’ai été fortement marquée par ce que certaines ont dû subir. Comme si les femmes devaient souffrir pour comprendre quelque chose au religieux. J’ai ainsi brodé quatre portraits de saintes aux histoires atroces, comme celui de sainte Lucie, à qui on a arraché les yeux, sainte Agathe, à qui on arracha les seins.
… Et, le martyr de saint Jean Baptiste, décapité par la volonté d’une femme.
Ensuite, j’ai changé de sujet. Cette série représente un moment de vie de révolte contre le traitement des femmes par la religion, qui en a fait aussi des sorcières… Les hommes ont probablement inventé les religions par crainte des femmes et pour justifier leur pouvoir ! ”
Y comme Yodel
” Mon père en faisait beaucoup. Il chantait même en duo avec une amie. Yodel rime avec éducation paternelle, avec désalpe et lutteurs. Des événements auxquels il nous faisait assister étant enfants. Mais également avec l’image de treize frères et sœurs roux qui jouaient du corps des Alpes…
A l’époque je n’aimais pas trop le yodel, mais maintenant, en jouant de l’accordéon, le folklore revient. Mon fils Léopold est aussi totalement lié à cet univers, ceci par sa propre initiative. C’est d’ailleurs, sous son impulsion que je me suis acheté mon accordéon. ”