Séverine Cattin, historienne de l’art
Le fil sens dessous dessus
Il y a des artistes qui émeuvent par tout ce qu’ils font. Renate Rabus fait partie de ceux-là. Elle brode, jardine et poétise l’ordinaire en réelle virtuose du fil. Si l’artiste neuchâteloise pratique la broderie comme une forme de méditation, rarement un exercice spirituel procure autant de sensations. Son art intimiste, fait de milliers de nœuds minuscules, fascine par sa quête existentielle d’une harmonie universelle.
Broderie, femmes et art contemporain
Alors que les supports numériques – vidéo, informatique, multimédia – n’ont jamais été aussi présents dans l’art contemporain, un véritable retour aux supports traditionnels, notamment à la broderie, s’observe parallèlement sur la scène artistique internationale depuis une dizaine d’années. 1
Des Françaises Louise Bourgeois (1911-2010) et Annette Messager (*1943), à l’Egyptienne Ghada Amer (*1963) ou à la Portugaise Joana Vasconcelos (*1971), les artistes contemporaines sont de plus en plus nombreuses à adopter la broderie en tant que support artistique, témoignant de la diversité et de la créativité d’un médium longtemps cantonné au rang d’artisanat. Elles associent la broderie à la peinture ou à la photographie, en sculptant leurs fils et leur matière par collage ou accumulation, pour exprimer des sujets engagés politique, féministe, sexuel, voire pornographique ou plus personnels.
Les arts textiles doivent beaucoup aux artistes femmes du 20ème siècle qui ont contribué de manière significative à leur réévaluation et à leur institutionnalisation en tant que médium artistique. Même si les artistes de l’avant-garde russe comme Natalia Gontcharova (1881-1962) et Sonia Delaunay (1885-1979) semblent avoir initié cette tendance au début du siècle, il faut attendre les années 1970 pour voir la résurgence des arts textiles sur la scène artistique internationale, notamment chez les artistes femmes. Selon Aline Dallier, critique d’art féministe et spécialiste de l’art textile, la seconde vague du féminisme est en effet marquée par la recherche d’une culture et d’une esthétique ” liée à l’histoire de la condition des femmes ” 2
.
Les artistes féministes utilisent dès lors des matériaux et des techniques réservés traditionnellement aux femmes, et plus particulièrement le textile, puisqu’il est chargé d’une histoire et d’une symbolique toutes ” féminines ”.
Lausanne, un pôle d’influence
Si les années 1970 se prêtent particulièrement à la résurgence des arts textiles sur la scène artistique internationale, la Suisse voit s’ouvrir en 1962 la première Biennale internationale de la Tapisserie à Lausanne. Cette manifestation permet à la Suisse de devenir un lieu d’expression reconnu de l’art textile international sous toutes ses formes. Comme le confirme la critique d’art Françoise Jaunin en 2011 : ” en seize éditions et un peu plus de trente années, la Biennale lausannoise se fera le catalyseur et le témoin de toutes les audaces textiles qui convergent vers elle tous les deux ans des quatre coins de la planète ” 3
. Au fil des années, les travaux exposés ont laissé derrière eux les traditions anciennes pour devenir des sculptures de fibres, des reliefs ou des installations. Les tapisseries ont fait place à des formes plastiques et la gamme des matériaux s’est étendue. Même le langage textile traditionnel est abandonné au profit de nouveaux thèmes, inspirés de la relation homme-nature, du domaine de l’intime ou de la mise en valeur de soi. 4
Privilégiant la broderie comme support artistique, Renate Rabus (*1950) a pourtant tracé sa propre voie en tant qu’autodidacte, insensible aux remous des modes de ses congénères. Même si l’artiste neuchâteloise ne revendique pas ces influences 5
, son œuvre s’inscrit néanmoins, à son échelle et à sa façon, dans cette tendance artistique actuelle.
Poésie de l’ordinaire
Loin d’épouser la position engagée de certaines artistes féministes contemporaines, Renate Rabus adopte cependant une approche concernée et sensible du monde. Dans sa pratique artistique, elle privilégie la figuration, ou du moins une proposition figurative, visible à travers des thématiques inspirées de son environnement : son jardin, sa famille, son enfance, ses lectures et ses musiques. Renate Rabus poétise la matière, la vie simple des hommes, des animaux et des insectes; elle se contente de banals détails tirés de l’observation concrète de la nature et qu’elle retrouve un peu partout. Depuis plusieurs années, l’artiste réalise notamment des tableaux brodés d’insectes, de batraciens ou de caméléons aux cadrages serrés. Dans le but qu’on les remarque enfin, elle les gigantise, ce qui permet de révéler les détails des reliefs chromatiques précis et délicats de leur structure. Avec ses jeux de bobines, l’artiste parvient à rendre la transparence chatoyante de la lumière naturelle qui pénètre leur corps.
Dans un style pseudo-naïf, Renate réhabilite le trivial d’une façon tout différente des artistes pop. Elle ne méprise nullement les éléments ordinaires, mais tente au contraire d’extraire leur poésie cachée et de faire ressortir l’âme qu’ils contiennent. Ainsi, ses insectes, comme des champs d’énergie chargés de vibrations, nous transmettent une émotion pure. Dans ses œuvres vit la mémoire des choses oubliées, auxquelles on ne fait pas attention. Car le regard est incroyablement mobile, il saute sans cesse d’un point à l’autre de la toile, s’enflamme et s’interroge mille fois par seconde, s’arrête et recommence. Renate crée une nouvelle réalité, qui gagne en sensibilité et en poésie, témoignant d’un hommage au pouvoir créateur, à la fertilité de la terre et à la nature dans son cycle éternel. Dans le même registre, on retrouve également ses œuvres inspirées des quatre saisons. Manifestant les possibles d’une rencontre harmonieuse entre art et nature, elles sont destinées à inspirer le respect de la vie sous toutes ses formes, comme une prière pour notre futur.
Vocabulaire formel innovant
Issues du procédé ancestral de la broderie qui se traduit par l’application de l’aiguille sur une étoffe déjà tissée et mise sous tension à l’aide d’un tambour ou d’un cadre incliné, les broderies de Renate Rabus fascinent pourtant par leur vocabulaire formel innovant.
Que l’on se souvienne : quatre familles de points forment les motifs traditionnels de la broderie. ” Il y a les points droits qui déterminent des lignes simples ; les points croisés, comme le point de croix et le point de chausson ; les points lancés qui permettent de couvrir les surfaces. Dans cette catégorie, se range le point passé plat, très utilisé pour le remplissage des masses. On citera aussi le ’ plumetis ’ ou ’ point de bourdon ’ qui s’exécute par dessus une matelassure afin d’obtenir des effets de relief. Enfin, les points bouclés, comme le ’ point de chaînette ’ avec lequel les motifs sont sertis ” 6
.
L’artiste actualise cette pratique en renouvelant d’une part ces points traditionnels, ce qui exige une grande finesse d’exécution. Inventant de nouveaux points en fonction de ce qu’elle souhaite représenter, Renate Rabus en détourne les codes et crée son propre vocabulaire formel. D’autre part, le fil à broder – traditionnellement du coton, de la laine, de la soie, du lin, du fil d’or et d’argent – se lie chez elle à divers matériaux. Ce qu’elle trouve n’est pas toujours composé de textile ou de fibre à proprement parler, mais présente un potentiel de transformations plastiques, qu’elle associe à ses créations par collage, accumulation ou recyclage.
Ce procédé est visible notamment dans ses Winterreise, où l’artiste utilise des oiseaux momifiés trouvés dans son jardin, qu’elle a figé dans du plexiglas avant de les intégrer à ses compositions. Parfois, ils deviennent l’origine même de l’œuvre, comme dans ses récentes Natures mortes, dont un rat ou une queue de saumon constituent les sujets autour desquels l’artiste brode. Pour Renate Rabus, ces animaux ont ainsi la possibilité de se réincarner comme dans l’Égypte ancienne. Une approche artistique que l’on retrouve notamment chez Annette Messager (*1943), qui considère la taxidermie et la photographie comme interchangeables dans leur capacité à préserver les êtres vivants pour l’éternité.
Présentant une minutie du détail saisissante, ses structures brodées d’apparence douces et complaisantes, sont souvent le décor d’un drame sous-jacent. Depuis plusieurs années en effet, Renate Rabus interprète à sa manière les lieder de Schubert dans une série intitulée Winterreise. Chaque chant étant une recherche sur soi, son fil parcourt la toile avec une inventivité de points toujours renouvelée. Ses paysages hivernaux ne sont pas uniquement des tableaux, ils sont également des supports d’émotion. De par leur aspect universel et intemporel, ils véhiculent avec finesse l’ambiance mystique du compositeur. Empreint d’une émouvante clarté, le langage de ses onze premiers lieder se fonde ici sur une vision spirituelle, sur un dialogue de plus en plus sacralisé entre la vie et la mort.
et les femmes dans tout ça ?
De ses portraits de femmes à ses robes de mariées ou à ses poupées, certaines de ses œuvres sont révélatrices de l’identité et de l’iconographie intime de l’artiste, à l’instar de ses Poupées disparues, souvenir de son enfance. Familiarisée très tôt avec le tissu, la plasticienne crée également des œuvres textiles en trois dimensions à partir de matériaux souples comme pour son installation Repas de Famille. D’ornementation baroque, ses corps rembourrés, au rendu doux et réconfortant, et délicatement cousus à la main évoquent le plaisir des repas partagés avec ses proches. Parfois, son œuvre dévoile en sourdine les questions de genre, comme ses tableaux brodés des Saintes martyres aux airs d’ex-voto. Cette série de quatre portraits de saintes aux destinées atroces représente un moment de révolte de l’artiste pour ses femmes sacrifiées sur l’autel de la religion.
Portée par une incroyable poésie, non dépourvue d’humour, l’aiguille permet à Renate Rabus de donner une forme plastique élaborée à ses désirs et à ses hantises, créant une œuvre en constante évolution. En ces temps de simulacre, d’imitation de l’authentique, son œuvre émerveille par son approche artistique intime et sincère. Le fil est toujours là, reliant subtilement l’artiste à la terre, dévoilant par fragments le tissu de vie de cette artiste singulière.
1
La broderie fait l’objet de nombreuses expositions en musées et en galeries depuis une dizaine d’années. On citera notamment la rétrospective Ghada Amer au Brooklyn Museum de New York en 2008 ou ” Métissages ”, une exposition itinérante présentée entre autres au Musée des Arts Décoratifs de Paris en 2006, parmi d’autres nombreuses références.
2
Aline Dallier, ” Transgression et extension des frontières de l’art ”, p. 46, in L’Audace en art, Paris, L’Harmattan, 2005
3
Sur le fil des arts – 30 ans de la galerie Filambule – 1981-2011. Editions Humus, 2011. p. 3.
4
Biennale internationale de la tapisserie. Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne, 1970-2000.
5
Le témoignage de l’artiste ainsi que la documentation qu’elle nous a transmise constitue les sources principales de cette analyse. En effet, il n’existe pas encore de véritable littérature scientifique concernant son œuvre.
6
Voir : Qantara, Patrimoine Méditerranéen : Arts du textile. www.qantara-med.org